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Ce matin, j’ai accompagné mon camarade Charles.

Il est mort, et depuis, je ne cesse de me promener avec lui.

Les souvenirs de notre jeunesse. Rescapés de la guerre, nous étions peu à nous retrouver à Belleville. Il fallait faire des études, avoir un bon métier, sortir, être amoureux, aller au cinéma sur les grands boulevards. Pour aller à l’enterrement j’ai pris le RER jusqu’à Noisy le Grand.

Il y a peut-être soixante cinq ans, pour aller au bord de la Marne nous prenions le train à la Bastille. Les yeux pleins d’escarbilles à cause de la fumée et des tunnels. Nous allions nous baigner à Joinville ou à Champigny. On ne dansait pas.

Charles, nous t’appelions Johnny Weissmuller ! Tu nageais comme un champion, les jambes et le torse musclés tu faisais un peu penser à Tarzan.

Nous avions des gamelles en alu, nous buvions l’eau de nos gourdes, certains jours on pouvait s’acheter un cornet de frites.

Tu nous vantais le plaisir de construire soi-même un poste de radio à galène. Faire une bobine serrée en fil de cuivre, y mettre un condensateur et nous écoutions tout étonnés Yves Montand et Francis Lemarque.

Chacun allait son chemin. Pour les garçons de notre âge, la guerre d’Algérie renouvela des peurs.

Vous étiez dans les études. Marcel ne put préparer l’internat de médecine pour lequel il avait tellement travaillé. Charles fit savoir à tout le monde qu’il était réformé car il était sourd. Claude, déjà père de famille, voyait sa date d’incorporation reculée.

Mais surtout nous étions contre cette sale guerre coloniale !

Avec Charles, nous sommes retournés dans notre école de Belleville pour parler aux enfants du meurtre de nos cent quatre vingt sept camarades, et des dangers du racisme.

A la gare de Noisy le Grand, les enfants de Charles m’attendaient pour aller au cimetière. Paulette était heureuse que je sois avec eux. Moi aussi je ressentais un élan d’affection qui me ramenait à notre traversée de la vie.

Charles a été un grand ingénieur, un enseignant, il a transmis le meilleur de la connaissance scientifique.

Je n’étais jamais venue dans sa maison. J’ai eu besoin du petit coin. Il était rempli de livres de mathématiques, mais sur une pile Trois hommes dans un bateau, de Jérôme K. Jérôme. J’ai souri. Tous les garçons de notre groupe avaient aimé ce livre. C’était la barque de leur vie. Dans cet endroit propice à la réflexion, le sérieux ingénieur se vivait comme l’hypocondriaque qui descend la Tamise avec son chien « Montmorency », incapable de s’organiser…

Cher Charles. On a été des gens sérieux. On est devenu vieux. Même si nous avons perdu nos utopies, on a confiance dans la vie.

Espérons avoir donné notre force à nos familles, avec une pointe de sensibilité juive, laïque et progressiste, transmise et héritée de nos parents.

Solange Lehmann

mai 2014

Tag(s) : #atelier 2013-2014
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